Un article écrit en juin 2011 pour la revue "Globe-Trotteurs"
Le paradoxe Birman :
Difficile d'écrire sur la Birmanie… Difficile de faire passer en quelques lignes toute l'émotion ressentie au cours de ce voyage initiatique de trois semaines , de ce pays qui m'aura passionnée, marquée, déboussolée, plus que tout autre sans doute… Par où commencer ? Quels mots choisir pour exprimer tout cela ?
Mon itinéraire fut des plus classiques pourtant : Rangoon, Bago, le Rocher d'Or, Mandalay, descente de l'Irrawady en bateau jusqu'à Bagan, Heho, Pindaya, le Lac Inle, avant le retour à Rangoon.
Mais un séjour en Birmanie est tellement enrichissant : ses paysages, sa culture, ses habitants…
Puisqu'il me faut choisir, je m'en tiendrais à évoquer brièvement deux sites que j'ai trouvés magnifiques : la Schwedagon à Rangoon et le Rocher d'Or à Kin Pun.
Et puis surtout, je voudrais parler des Birmans, rendre hommage à ce peuple qui m'a tant impressionnée et auquel je pense encore souvent aujourd'hui.
Une déambulation dans l'enceinte de la célébrissime pagode Schwedagon de Rangoon est féerique : au sortir du grand escalier d'ombre qui y monte, lorsqu'on arrive sur l'immense parvis dallé de marbre blanc, l'on est ébloui par la lumière et l'or, de l'or partout… le grand stupa central incrusté de plus de 5000 diamants, les innombrables pagodons qui l'entourent, le dédale des tazaung de toutes tailles parmi une multitude de toitures, de pinacles et de flèches, de temples et d'autels, d'arabesques de bois sculptés, de colonnes en mosaïques de miroirs, de plafonds lambrissés de stuc doré… et les oratoires de chaque jour de la semaine où l'on offre bâtons d'encens, fleurs de lotus et quelques petits billets tout fripés et crasseux en allumant un cierge.
La Schwedagon ressemble à une petite ville baignée de lumière, des senteurs de gardénia et de jasmin, des sonorités cristallines de centaines de clochettes qui bruissent dans le vent. Il y règne une atmosphère très calme, empreinte de grande sérénité et pourtant grouillante de pélerins debout, accroupis, allongés, qui mangent ou qui prient Bouddha et les nats. Des pélerins recueillis, isolés du monde qui les entoure… en espérant renaître dans une vie meilleure. Un curieux mélange de bouddhisme et d'animisme qui ne peut laisser indifférent tant la ferveur ressentie y est grande, dans une ambiance pourtant très bon enfant. Bref, un monde étrange et fascinant. Un des lieux de notre planète qu'il faut, je crois, avoir vu une fois dans sa vie !
Le Rocher d'or, c'est une autre merveille. Il est situé au sud de Rangoon, dans l'Etat Mon, à 12 km du petit village de Kin Pun, point de départ de la piste qui monte au sommet de la colline. Là, ce qui m'a marquée, c'est surtout la beauté du site, le courage de tous ces pélerins venus souvent à pied de très loin (car tout Birman bouddhiste doit y venir au moins une fois dans sa vie) et bien sûr, l'impressionnant rocher.
Je me souviendrai toujours de l'ascension de la colline, qui se fait dans des conditions rocambolesques, d'abord en camion débâché (1h) assis sur des ridelles rudimentaires, serrés comme des sardines, soumis aux cahots du sentier, ensuite à pied (45 mn de marche, mais heureusement il y a des porteurs!) pour atteindre le fameux Rocher couronné d'un stupa, suspendu au bord d'une falaise au sommet du Mont Kyaiktiyo, et dont la légende raconte qu'il serait retenu par un cheveu du Bouddha. Je me souviendrai aussi de l'inoubliable coucher de soleil qui embrase le Rocher et couvre les montagnes environnantes de couleurs changeantes. La Birmanie a des paysages magiques, des paysages de carte postale. Je me souviendrai enfin du pittoresque des alentours de la vaste esplanade : des petites ruelles qui descendent les pentes de la colline, recouvertes de bâches pour se protéger du soleil, bordées d'échoppes très simples en tous genres. Une ambiance très locale, animée et conviviale.
De tous les peuples que j'ai eu l'occasion d'approcher, les Birmans (au sens large) sont certainement ceux qui m'ont le plus marquée.
Ils m'ont impressionnée et ils m'ont émue, parfois aux larmes. Impressionnée par leur intelligence, leur calme, leur détermination sans faille pour affronter le manque de liberté, les contraintes, la pauvreté.
Pas de lamentations, pas de violence dans leur discours. Juste la volonté de s'en sortir avec patience et douceur mais sans résignation.
Et une grande reconnaissance pour ceux qui "osent venir les voir". Une grande générosité spontanée et non feinte aussi, à l'égard des étrangers que nous sommes.
Dans quel autre pays aurais-je trouvé un passant, qui, me voyant embarrassée pour traverser compte tenu du flux incontrôlé de la circulation, se place au milieu de l'avenue les bras tendus pour faire stopper tout le monde ? Un autre qui m'emmène chez un petit commerçant isolé où il sait que je pourrai changer des dollars en kyats à un taux raisonnable, sans me demander le moindre sou en échange du service ? Un ex-étudiant, conducteur de rickshaw, qui m'emmène pour le plaisir à la "beer station" pour me raconter son histoire, son implication lors de la "révolution safran" de 2007, et discuter de la vie dans son pays à l'abri des regards ? Une jeune porteuse qui pleure en silence lorsque l'on se quitte sur le sentier du Rocher d'Or ? Mon adorable guide "TinTin" qui m'a "donné" une journée supplémentaire afin de m'accompagner et qui malgré une jambe cassée, a monté et descendu avec moi des centaines de marches ? Qui est venue me retrouver 15 jours plus tard à l'aéroport de Rangoon et m'a serrée dans ses bras en partant ? Dans quel autre pays aurais-je rencontré (par hasard sur un chemin) une jeune femme aussi dynamique et déterminée que Kiu Kiu qui m'a fait visiter (sans rien me demander) une partie de Bagan au pas de course durant toute une journée - elle marchait très vite ! - et m'a trouvé un horse car "pas cher" pour continuer la visite ? M'a emmenée chez elle voir son "atelier de peinture" (très rudimentaire!) et m'a discrètement offert un bol en bambou laqué avant que je ne quitte Bagan ? Et cette autre jeune fille, Thidar, également rencontrée par hasard, qui m'a invitée à dîner un soir dans sa très pauvre hutte ? Ainsi que ces enfants qui venaient me tendre des fleurs en se dissimulant derrière l'enceinte grillagée de l'hôtel, pour ne pas être vus ? Tout cela sans jamais rien demander en échange, sans se plaindre de quoi que ce soit… mais avec dans le regard une tristesse parfois, une détermination et une volonté incroyables, toujours.
Ces rencontres ont mis en évidence pour moi, l'envie irrépressible des Birmans de communiquer malgré leur peur toujours palpable.
Mon grand désir est d'y retourner, de les revoir… mais le pourrais-je ? Je leur avais laissé mon e-mail et ceux qui en avaient un (très rares), me l'avaient donné aussi : j'en ai reçu un du jeune conducteur de rickshaw et j'en ai envoyé plusieurs… mais je n'ai pas eu aucune réponse. La censure toujours.
Où en est donc aujourd'hui la Birmanie, un des régimes militaires les plus durs au monde ?
Les choses ont bougé depuis que j'en suis partie, fin janvier 2011.
La dernière constitution datant de 1974, n'était pas appliquée depuis plus de 20 ans. En effet, depuis 1988, le pays était soumis au pouvoir exclusif de la junte militaire (le SPDC) avec pour chef suprême le Général Than Shwe, aujourd'hui âgé de 78 ans, soutenu par le "Parti de la junte" (l'USDP) dirigé par le Général Thein Sein, son ami inconditionnel… Tout était donc bouclé.
Après la révolte des bonzes en 2007, la junte a décidé d'élaborer une nouvelle Constitution de manière à se donner une façade démocratique. En 2008, cette Constitution est approuvée par référendum à 92% des voix. Conformément à la nouvelle loi, des élections législatives ont eu lieu en novembre 2010. L'USPD, le parti pro junte, a obtenu une écrasante majorité, ce qui n'est pas surprenant quand on sait que 25% des sièges était réservé l'armée, et que beaucoup de militaires ont démissionné ou ont pris leur retraite pour pouvoir se présenter à titre "civil", après avoir racheté les plus grosses entreprises publiques "privatisées" pour la circonstance.
Un Parlement birman a siégé le 31 janvier 2011 pour la première fois depuis 20 ans ! Et grande nouveauté : il y a désormais un parlement national et 14 parlements régionaux dans lesquels sont représentés les minorités ethniques de la mosaïque birmane. Mille députés au total.
Puis, en février 2011, la Birmanie s'est dotée d'un nouveau Président : l'ancien Général Thein Sein (65 ans dont 47 dans l'armée), nommé par un comité composé de parlementaires élus et de militaires nommés par la junte laquelle fut ensuite immédiatement dissoute, ce qui constitue le dernier pas de la transformation du régime militaire en un "gouvernement civil" composé… essentiellement de généraux à la retraite. Les deux vice-présidents de la Birmanie sont également deux généraux appartenant à L'USPD. Le Président est responsable devant le Commandant en chef des armées qui n'est autre que Than Shew… qui viendrait d'ailleurs, aux dernières nouvelles, de céder sa place.
Bref, on le voit, le régime est encore sous le joug des militaires et ces élections ont été qualifiées par beaucoup de véritable mascarade.
N'empêche qu’il y a pour la première fois des parlements qui vont siéger dans les régions, ce qui pourrait bien constituer les prémices d'une société démocratique. L'USPD n'est pas constitué uniquement de militaires, mais aussi d'une nouvelle élite civile qui n'a pas forcément les mêmes priorités. D'autre part, dans au moins 7 des 14 parlements régionaux, il y a une majorité de partis ethniques et de partis plus ou moins éloignés des centres d'intérêts du pouvoir actuel. Il y a désormais incontestablement un éparpillement du pouvoir entre plusieurs instances : législatif, gouvernement, parti, armée. On est certes encore loin de la démocratie, mais je pense que l'on peut tout de même parler de transition politique.
Pourtant déjà le mois dernier, des combats ont repris entre l'armée et les rebelles des Etats Kachin et Shan, provoquant la fuite de nombreux réfugiés… des bombes ont éclaté à Naypyidaw et Mandalay… Aung San Suu Kyi a été priée le 29 juin d'arrêter définitivement la reprise de ses activités politiques… L'ONU a renoncé à demander une commission d'enquête pour crimes contre l'humanité…
La partie est donc loin d'être gagnée, mais compte tenu de ce que j'ai pu ressentir là bas, à travers les non-dits ou les mots couverts, je pense que le peuple de Birmanie, avec sa patience, son intelligence, et son incroyable volonté, finira par s'en sortir, même si le chemin doit être long… Je ne sais pas si cela se fera en douceur ou par la violence… Je penche plutôt pour la première hypothèse… seul l'avenir le dira. Mais cela se fera.
Ceux qui ont été dominés prennent toujours leur revanche… L'Histoire a toujours été dans ce sens.
Alors faut-il aller en Birmanie ?
Dans ce pays où la moitié de la population vit au dessous du seuil de pauvreté, où le taux d'alphabétisation est parmi les plus bas de la planète, où l'OMS classe le système de santé au 190ème rang mondial (sur 191), où les prisons sont pleines de plus de 2000 prisonniers politiques, où la liberté d'expression et d'information est inexistante ?
Je dis oui, mille fois oui.
Ces gens ont besoin de nous, qu'on aille les voir, qu'on les encourage, qu'on leur dise qu'on les admire, qu'on les aime et qu'on ne les oubliera pas.
Je suis allée parfois, dans de petits "hôtels d'Etat" ce qui ne m'a pas empêchée de faire de merveilleuses rencontres. Ces gens qui y travaillent, juste parce qu'ils en ont besoin et ne peuvent faire autrement pour survivre, pourquoi seraient-ils toujours privés de rencontrer eux aussi des "touristes" qui parlent avec eux, les comprennent et les soutiennent ? En ce qui me concerne, j'ai noué avec eux des liens d'une exceptionnelle qualité, leur ai donné un peu d'argent, je ne le regrette pas même si, quand je retournerai les voir, j'essaierai sans doute de m'organiser autrement.
La Birmanie est un pays qui suscite le meilleur et le pire : c'est ce que j'appelle "le paradoxe birman".
Martine Bachelier 2011.
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